Près de cinquante années se sont écoulées depuis le décès de ma sœur, Moira Stone, qui a fréquenté l’École pour aveugles de Brantford, en Ontario. Son expérience a amené mon père, Jim Stone, à fonder l’œuvre de bienfaisance aujourd’hui connue sous le nom de Fonds de la Police militaire pour les enfants aveugles. De toutes les personnes qui ont côtoyé Moira, nombreuses sont celles qui nous ont quittés, y compris ma mère, Esther Stone. Rares sont les proches, amis et voisins qui sont toujours parmi nous. Ma sœur Victoria est trop jeune pour se souvenir de Moira; quant à mon frère Michael, il est né quelques années après son décès. Comme je suis l’aînée de la famille, c’est à moi que ma mère confiait ses histoires sur Moira, et je suis la seule à conserver des souvenirs d’elle. Pour les hommes et les femmes de la Police militaire, qui se sont tant dévoués à recueillir des fonds pour rendre la vie un peu plus facile aux enfants aveugles du Canada, j’espère que ce récit de la vie de Moira les aidera à comprendre à quel point il s’agissait d’une petite fille spéciale.
Ma sœur est née le 6 avril 1949 à l’Hôpital général de Salmon Arm, en Colombie-Britannique. Elle s’appelait Prudence Moira; Prudence était en l’honneur de notre grand-mère maternelle, et Moira évoquait les racines irlandaises de notre père. Hors du cercle de notre famille et de nos amis, elle était connue sous le nom de Moira, mais pour nous, elle était Plumsy. Comme je n’étais que d’un an son aînée, elle figure dans tous les souvenirs que je conserve de ma petite enfance. Selon notre mère, aucun enfant n’avait été plus sage, plus doué et plus beau que nous l’étions.
Nous avons vécu à Salmon Arm jusqu’à ce que notre père s’enrôle à nouveau dans l’Armée pour mener les actions du 2e Bataillon du régiment Princess Patricia’s Canadian Light Infantry en Corée. Ma mère, qui attendait un autre enfant, a décidé de nous emmener vivre à Edmonton, chez notre grand-mère Lowther. Plumsy était alors toute jeune. Lorsqu’elle a commencé à marcher, notre mère s’est inquiétée de la voir se heurter aux objets comme si elle ignorait qu’ils étaient présents. Une visite chez le médecin a mené à un diagnostic de rétinoblastome, un cancer de la rétine souvent héréditaire. À l’époque, le traitement consistait en l’ablation de l’œil suivie d’une radiothérapie. Papa est rentré de Corée et l’opération a eu lieu. Notre sœur Victoria est née à Edmonton. Nous avons ensuite déménagé à Calgary, puis au Camp Borden alors que Moira avait quatre ans. Nous nous sommes finalement établis sur la rue Ruskin, à Ottawa, quand papa a été nommé Grand Prévôt en 1954.
À Ottawa, il est devenu évident que la vision de Plumsy se détériorait. Le cancer s’était propagé à son autre œil et la recommandation des médecins était de le retirer aussi. Mon père m’a confié à quel point ma mère et lui étaient désespérés de sauver son œil. En dernier recours, papa a emmené Plumsy consulter un spécialiste à Toronto pour savoir s’il existait une autre option. Quarante ans plus tard, mon père m’a raconté cette expérience en me décrivant son angoisse. Mon père a emmené sa fille, qui n’avait jamais quitté sa mère, passer une nuit au motel et une journée d’attente à l’hôpital. Le chirurgien lui a reproché de lui faire perdre son temps et lui a dit de ramener sa fille à la maison et de faire retirer son œil.
Ma mère et mon père ont fait preuve d’un courage incroyable pendant cette épreuve et ils étaient déterminés à rendre la vie de Plumsy aussi normale que possible. Avec l’aide de l’INCA, ils lui ont appris à faire sa toilette, à verser son lait elle-même et à manger dans une assiette. J’ai toujours la salière et la poivrière à l’effigie de monsieur et madame Porcinet que nous utilisions. Plumsy parvenait à les distinguer en tâtant le chapeau de monsieur Porcinet. Ma mère nous confectionnait des vêtements avec des tissus texturés pour que Plumsy puisse en apprécier le relief. Nous écoutions des disques, comme Uncle Don on the Farm, et on nous lisait des histoires chaque jour. Plumsy faisait régulièrement partie du groupe d’enfants qui jouaient ensemble sur la rue Ruskin. Comme nous vivions dans un cul-de-sac où il n’y avait pas de circulation, il était sécuritaire de quitter nos cours et de nous joindre aux autres pour jouer à la cachette. Un jour, ma mère m’a dit ne de pas oublier qu’il faisait noir dans le monde de Plumsy et que je devais l’aider à se déplacer. Plumsy a alors dit : « Non, il y a de la lumière, mais je n’arrive pas à voir à travers elle ». Elle « voyait » avec ses doigts délicats et curieux, en effleurant les visages et les jouets jusqu’à ce qu’elle en ait découvert la forme.
J’ai commencé ma première année en septembre 1954, à l’école Elmdale. Il n’y avait pas de maternelle pour les enfants qui avaient une déficience visuelle comme ma sœur. Mais mademoiselle Clow, une enseignante merveilleuse d’Elmdale, a accepté de laisser ma sœur participer aux classes régulières. Nous étions si heureuses de pouvoir marcher ensemble pour nous rendre à l’école. Je me souviens que les élèves de maternelle devaient apporter une serviette identifiée à leur nom à l’école, pour s’allonger sur le sol au moment de la sieste. La serviette de Moira portait son nom ainsi qu’un bouton pour qu’elle puisse l’identifier elle-même.
Malheureusement, quand Plumsy a atteint l’âge de la première année, elle a dû quitter la maison pour aller à l’École des aveugles de Brantford, en Ontario. Étant moi-même parent, je n’arrive pas à m’imaginer faire les bagages de mon enfant de six ans qui ne peut pas voir et l’envoyer dans une autre ville jusqu’à Noël. Encore une fois, ma mère et mon père ont pris cette déchirante décision en faisant preuve de leur courage habituel. Ma mère nous a confectionné des robes de fête à toutes les deux. Plumsy adorait sentir le relief des cœurs blancs sur sa robe rouge. Elle adorait aussi la sensation lisse et fraîche du cuir verni des chaussures de fête que nous avions. Elles étaient rangées dans sa malle pour les occasions spéciales. Même si nous ne pouvions pas lui écrire ou lui téléphoner, nous faisions des enregistrements sur un magnétophone et les lui faisions parvenir pour qu’elle puisse avoir des nouvelles de la maison. À l’Action de grâce, papa a été en mesure d’aller à Brantford pour voir Plumsy à l’École des aveugles. Elle s’était bien adaptée, mais papa sentait que quelque chose la préoccupait. Elle a fini par lui dire que l’école avait une cantine où les enfants pouvaient s’acheter des friandises avec leur argent de poche. Elle lui a demandé s’il savait que certains enfants ne pouvaient pas en acheter parce qu’ils n’avaient pas d’argent. Pouvait-il leur en donner? Elle se trouvait très chanceuse parce qu’elle avait de l’argent, une robe de fête et des chaussures de fête, tandis que d’autres n’avaient rien. Elle pouvait même rentrer à la maison à Noël, plutôt que de rester à l’école. La candeur de ses propos a ébranlé papa.
La première réaction de papa a été l’indignation. Il a raconté s’être précipité au bureau du directeur de l’école, furieux que ces enfants, qui souffrent déjà de la cécité et de l’absence de leur famille, ne puissent pas avoir une gâterie par semaine. On lui a répondu que le personnel faisait de son mieux, mais que les enseignants n’avaient pas les moyens de leur venir plus en aide. Pour plusieurs familles, envoyer leurs enfants à Brantford coûtait si cher qu’elles n’étaient pas en mesure d’en offrir davantage. Papa a laissé suffisamment d’argent pour qu’aucun enfant ne soit privé de friandises, mais il a aussi pris conscience qu’il pouvait faire plus.
Dans le cadre de ses fonctions de Grand Prévôt, papa voyageait partout au Canada pour visiter des bases militaires. À partir de ce moment, chaque fois qu’il prenait la parole, il terminait en racontant sa conversation avec Plumsy et en « faisant passer le chapeau » pour quiconque souhaitait contribuer à offrir quelques gâteries aux enfants de l’école. Son succès a été tel que la cantine a obtenu suffisamment d’argent pour tous les élèves et deux fillettes originaires de la Saskatchewan ont pu rentrer chez elle pour Noël.
Plumsy est retournée à l’école après avoir passé Noël à Ottawa. En janvier, nous étions emballés de l’entendre lire du braille à la radio, quand la CBC a consacré une émission à l’École des aveugles. Elle avait appris à lire le braille en moins de temps qu’il n’en faut à la plupart des enfants pour apprendre à lire les textes imprimés.
À Pâques, cependant, mes parents l’ont ramenée à la maison pour y rester. Le cancer, qui lui avait coûté ses deux yeux, avait envahi tout son corps. Les médecins ont donné à mes parents le choix de l’hospitaliser, ce qui lui aurait donné quelques mois de plus à vivre, ou d’en prendre soin à la maison. À son retour sur la rue Ruskin, elle occupait la grande chambre à l’avant de la maison, celle où nous dormions quand nous avions toutes deux la rougeole et les oreillons. Avec l’aide des Infirmières de l’Ordre de Victoria (VON), ma mère a appris à administrer des injections de morphine et à prodiguer les soins dont Plumsy avait besoin. Le souvenir que je conserve de cette période n’est pas triste. Plumsy avait une machine à écrire le braille qu’elle utilisait quand elle en avait la force, ce que je trouvais fascinant. Papa montait à sa chambre tous les soirs; Victoria et moi rejoignions Plumsy sur le lit, et il nous lisait les livres The Bobbsey Twins et toute la collection des histoires d’animaux de Thornton W. Burgess. Nos parents nous cachaient leur douleur et poursuivaient stoïquement leurs activités quotidiennes. Par une magnifique journée ensoleillée de juin, c’est à mon retour à la maison que j’ai appris que Plumsy était partie. Je lui ai fait mes adieux à ses funérailles, où elle reposait dans sa robe de fête rouge. En dépit de mon jeune âge, je savais que la silhouette dans le cercueil n’était pas Plumsy.
La suite de l’histoire est mieux connue. Papa a poursuivi ses efforts pour l’école de Brantford. Quand il a été détaché au ministère de la Justice, le Corps de la prévôté a maintenu le Fonds pour les aveugles, et ce, sous le mécénat de mon père. Il y avait tant d’argent à la disposition de l’école de Brantford que, après avoir construit une aire de jeu et acheté des extras pour l’école, on a demandé à partager cet argent avec d’autres écoles pour aveugles partout au pays. Quand papa a reçu l’Ordre du Canada pour avoir créé le Fonds de la Police militaire pour les enfants aveugles, il a déclaré que cette réalisation lui inspirait davantage de fierté que toute autre réalisation liée à sa longue et brillante carrière.
Chaque fois que j’apprends, en lisant les journaux, qu’un enfant a reçu un ordinateur du Fonds ou que du matériel hospitalier a été acheté, je pense à ma sœur Moira, dont le petit cœur aimant a été la source de tout le bien qui a été fait. J’espère que ce récit personnel de sa vie intéressera ceux qui poursuivent cette œuvre d’amour entreprise il y a plus d’un demi-siècle.